Mullivaikkal (nouvelle )
– Elanko
– traduit du tamoul vers le français : Krishna NAGARATHINAM
(L’auteur, originaire du Srilanka, a pris comme décor de son récit la période de la post- guerre civile au Sri Lanka. Cette guerre opposait, officiellement de 1983 à 2009, le gouvernement du Sri Lanka dominé par la majorité cinghalaise bouddhiste, et les Tigres de Libération de l’Islam Tamoul (LTTE), une organisation indépendantiste luttant pour la création de l’Eelam Tamoul, un état indépendant dans l’est et le nord du pays, principalement peuplé de Tamouls. Ce conflit a fait entre 80 000 et 100 000 morts entre 1972 et 2009 selon l’ONU. Mullivaikkal est un village tamoul, où le dernier combat entre les deux parties s’est terminé par un véritable massacre et la disparition de milliers de civils et de combattants aux yeux impitoyables du monde. )
1.
Le soleil était brûlant quand j’ai atterri à Colombo. C’était même pénible de sortir pendant la journée. Quoi qu’il en soit, je voulais la rencontrer pendant ce voyage. Elle est l’une des survivantes de Mullivaikal après y avoir vécu jusqu’au dernier jour de la guerre. Et elle vit en alternance à Colombo et dans sa ville natale.
Étant donné qu’il n’était pas si facile de la rencontrer dans son village, il m’a semblé que ce serait mieux de la rencontrer à Colombo de toute façon. Cela fait presque sept ans qu’elle lit ce que j’écris. Cependant, nous nous connaissons depuis peu grâce aux réseaux sociaux.
Grâce au “Sunday Times” que j’avais acheté dans un kiosque voisin, j’ai appris qu’une exposition d’architecture de Geoffrey Baba allait avoir lieu quelque part à Colombo. Elle accepta donc ma proposition de nous y rencontrer. Sur moi, il y avait des livres que j’avais achetés à Chennai et des chocolats qui risquaient de fondre à tout moment à cause de la chaleur de Colombo.
Il y a quelques années, j’ai séjourné à l’hôtel Kandalakama, conçu par Geoffrey Bawa. Situé dans la jungle avec un marécage d’un côté et une colline de l’autre, l’hôtel était une expérience merveilleuse. Dès que j’ai appris que la salle d’exposition avait été conçue par le même Geoffrey Bawa, j’ai pensé qu’elle aurait tout pour me plaire. Bien que je sois en retard à mon rendez-vous, comme c’est souvent le cas, à Toronto, au Canada, elle m’a accueillie avec le sourire. Et, en fait, ce sourire était une agréable brise alors que je transpirais sous un soleil de plomb.
Elle s’habillait un suridhar de la couleur des plumes de paon. Ses cheveux ondulés se balançaient sur ses épaules. À la jonction de son oreille gauche et de sa joue, un grain de beauté jouait à cache-cache. Et un piercing au nez sur l’aile gauche donnait un bon aspect à son visage.
Nous avons commencé à parler naturellement, comme des amis qui se sont rencontrés plusieurs fois auparavant. Dans l’exposition, il n’y avait pas grand-chose à regarder. Vu que c’était la fin de l’après-midi, nous sommes sortis pour déjeuner. Le premier restaurant que nous avons croisé était le Peppermint Café. Bien sûr, l’environnement du café était agréable, cependant, le récent incident concernant la directive imposée aux serveurs du restaurant de ne pas parler aux clients en langue tamoule, et sa controverse nous a obligés à aller au café Jasmine qui était un peu plus loin.
Le restaurant était calme, sans guère de brouhaha du fait que c’était l’après-midi et qu’il s’agissait d’un jour de travail. Après avoir passé commande des plats dont nous avions besoin, elle semblait être celle qui voulait dire quelque chose mais qui était encore bloquée par la douleur. Alors ” C’est ma première histoire d’amour. Je ne sais même pas ce qu’est l’amour. Je veux la partager avec toi “, a-t-elle dit à la fin.
– Avant de partager ta vie personnelle, réfléchis bien ! Comme je suis écrivain, il y a de fortes chances que je l’utilise quelque part comme si c’était arrivé à quelqu’un d’autre – Je l’ai prévenue.
– Ne t’inquiète pas pour moi ! D’ailleurs, me libérer de mon passé est probablement une solution, c’est pourquoi je te le dis – répondit-elle.
2.
– À cette époque, je commençai à étudier dans un lycée assez éloigné car il n’y avait pas de bonne école pour poursuivre mes études dans notre village. Ce fut donc une raison pour faire sa connaissance. Il était âgé de trois ans de plus que moi, ce qui correspondait à notre niveau scolaire. À l’école secondaire, nous n’avions pas assez d’occasions de nous parler, alors sur le chemin de notre école à ma classe privée et de retour à la maison, à environ 3 km, il me suivait toujours sur son vélo.
Je n’étais pas assez mûre pour comprendre les choses. Au fil des jours, il s’est senti à l’aise pour m’approcher et parler avec moi. À mon tour, j’ai commencé à parler avec lui de manière détendue chaque fois qu’il m’accompagnait. Parfois, il remplissait de fleurs le panier de mon vélo et me faisait de petites surprises. Je ne dirai pas que c’était une histoire d’amour, mais il est vrai que j’aimais le voir et parler avec lui. Et puis il cherchait toujours un prétexte pour rester à côté de moi, à tel point que même lorsque tous ses autres amis allaient au terrain de cricket, il venait me rejoindre sur son vélo, ce qui était bien sûr une expérience inédite.
Au même moment, la guerre reprit entre les indépendantistes tamouls et l’Etat cinghalais. Chez lui, il y avait trois garçons et il était l’aîné de la famille. Le mouvement des Tigres tamouls, qui s’opposait à l’armée de l’État, faisait campagne au sein de la communauté tamoule pour qu’elle s’engage dans leur armée, et le choix de sa famille s’est porté sur lui. À l’école, son absence aurait probablement été impensable, surtout dans les sports où il était fortement sollicité. Par conséquent, sa souscription à l’armée tamoule, donna un malaise à l’école et pour correspondre à cet esprit général, il pleuvait quelques jours sans interruption. De plus, c’était une période terrible et assez fréquente de voir les corps des combattants tamouls dans des cercueils. Le jour où je venais d’apprendre la nouvelle de son enrôlement dans l’armée, je me suis mise à pleurer comme une folle, je croyais avoir perdu une partie de mon corps, a-t-elle ajouté.
La veille de son départ pour rejoindre l’armée des rebelles tamouls, il me confia un carnet en exigeant qu’il ne soit pas ouvert avant son départ. Il était de couleur rouge et muni de cadenas et de clés pour empêcher son contenu de tomber entre les mains d’autres personnes. Le jour suivant, j’ai appris la triste nouvelle de son départ et de celui de ses camarades de classe. À l’école, je n’arrivais plus à me concentrer sur les matières comme avant car toutes mes pensées étaient sur lui et cela me faisait sangloter. Ce jour-là, les larmes coulaient librement et l’uniforme était trempé de sueur.
Ce soir-là, sans perdre une seconde, dès que je suis rentrée chez moi, j’ai ouvert le carnet qu’il m’avait confié. Ses pages étaient remplies de lignes d’amour. Il avait écrit qu’il m’aimait et qu’il finirait par m’épouser à la fin de cette dernière guerre. Les mots “Je t’aime” écrits avec du sang. Et, à la fin, il était écrit : “Notre terre a besoin de mon sang. Mais la première goutte de mon sang est à toi pour toujours.” Cette dernière phrase me faisait pleurer horriblement avec des cris involontaires.
Ma mère, qui était en train de faire cuire à la vapeur du “Puttou” (avec de la farine de riz) pour le repas du soir dans la cuisine, se précipita vers moi, comme si quelque chose de terrible était arrivé. Mais, je ne voulais pas montrer le carnet, cependant, quand ma mère me demanda la raison de mon grand cri, avec les larmes aux yeux, je lui mentis en disant que la peur de rejoindre un jour à l’armée tamoule comme mes amis de l’école, me faisait tant pleurer. Elle m’a réconfortée en disant que dans la mesure où j’étais leur seul enfant, ils pouvaient m’empêcher de partir à tout prix.
Pendant des jours, d’une part je ne souhaitais pas aller à l’école, d’autre part je refusais d’aller aux cours particuliers. Je vivais avec son souvenir sans pouvoir l’oublier. Je ne quittais jamais son carnet, qui laissait l’impression de sa présence à mes côtés. Et chaque fois que je voyais son écriture dans du sang séché, je comprenais à quel point il avait pu m’aimer pour écrire de cette façon, et je ressentais un profond sentiment de fierté.
Elle s’est perdue quelque part en interrompant son récit d’amour. Tout en buvant tranquillement de l’eau dans un verre, ses yeux se sont fixés sur moi un instant, pour ensuite me demander :
– Est-ce que tu ne trouverais pas drôle d’entendre une histoire pareille ?.
– Le premier amour en général nous réserve toujours une grande valeur sentimentale ; je comprends donc ce que tu dis – lui répondis-je.
3.
– Un jour à l’école, une fille qui avait fouillé dans mon sac trouva le cahier et commença à le feuilleter. D’elle, le cahier passa dans les mains de mon professeur de classe. Il était très inquiet pour moi car j’étais un bon élève. Mais le hic, s’est qu’il était l’oncle de mon petit ami. Je suis allée voir le professeur dans son bureau et je l’ai supplié de me le rendre. “Tu es une bonne élève et à ton âge, tu dois étudier, pas te chercher un petit ami”, a-t-il dit comme si c’était des conseils. ” Je comprends parfaitement ce que vous dites. Mais rendez-moi le carnet, monsieur !”Je le supplie en vain. Sa réponse était ferme et je ne l’ai jamais récupéré.
Cette nuit-là, je pleurais longuement à la maison. Tu comprends, je souffrais déjà du vide laissé par mon ami, maintenant avec la perte de ce carnet, cela a été encore pire et cela m’a plongé dans un chagrin intense. La nouvelle situation est devenue insupportable. En quelques jours, le sentiment que je devais rejoindre l’armée rebelle tamoule s’est emparé de moi. A vrai dire, au début, j’avais peur de rejoindre l’armée de rébellion tamoule, mais après la suite des incidents, j’étais obsédé par l’esprit qui poussait vers le mouvement tamoul.
A quelques pas de mon école, il y avait un camp d’Akkamar’ (la branche féminine des rebelles tamouls), pour rejoindre le mouvement LTTE(Tigres de libération de l’Eelam tamoul), et j’y suis allée avec mon uniforme d’écolière. Ils m’ont posé des questions sur ma famille et mes parents, et ils ont refusé de m’accepter, disant que je n’étais pas encore majeure et trop jeune pour faire la guerre. Mais j’ai insisté pour qu’ils m’acceptent. La responsable est alors sortie de son bureau et m’a expliqué clairement qu’ils ne pouvaient pas m’accepter en raison de mon âge et que je devais venir plus tard, lorsque j’aurais un peu grandi. Je suis donc rentrée chez moi et je n’ai pas pu m’empêcher de pleurer.
Ayant raconté son histoire de cette manière, elle est soudainement devenue silencieuse. Comprenant qu’il lui serait difficile de raconter la suite, je lui proposai de le faire un autre jour.
« Pas ça ! » répondit-elle à voix basse. Mais elle est retombée dans le mutisme, puis elle secoua ses épaules comme un oiseau qui agite ses ailes une fois sorti de l’eau, et continua : « la fille qui avait voulu autrefois faire la guerre, du côté des rebelles tamouls, plus tard, quand ces derniers cherchaient des gens et les forçaient à prendre les armes, la même fille fuyait les rebelles. Quelle cruelle ironie », dit-elle avec un profond soupir.
Je ne sais pas quoi dire. Je ne voyais pas d’autre solution que de me taire. J’ai pris et bu de l’eau froide pour me détendre.
4.
– Sept mois s’étaient écoulés depuis son départ, et voilà qu’un miracle se produit, je ne m’y attendais pas ! Oui, il était revenu au village après sa période d’entraînement dans l’armée des résistants tamouls, voilà une nouvelle qui me procurait une véritable euphorie. Surtout à l’époque où tout le monde disait que les gens qui partaient à la guerre ne revenaient jamais vivants, que je puisse revoir en chair et en os un homme qui m’avait émue avec ses lettres d’amour. Bien entendu, je sautais de joie. Je me sentais comme si des ailes m’étaient poussées et je rêvais de marcher et de voler joyeusement au milieu de nos champs, entourée des paons aux plumes déployées et des moineaux qui chantaient.
Il vint à notre école deux jours plus tard. Il devait venir me voir, et moi, je l’attendais avec la volonté de consentir pleinement à son amour.
Contrairement à toutes mes attentes, il n’était pas venu auprès de moi. Il parlait à d’autres personnes et ignorait complètement ma présence. Ce fut un grand choc. J’ai décidé de m’approcher de lui. Mais sa réaction fut sans appel, avec une voix que je n’avais jamais connue auparavant : ” Ne me parle pas, je sais tout ce que tu as dit à mon oncle ” a-t-il dit. Cette attitude m’a profondément bouleversée.
Je retournai donc à ma classe. Plus tard, je compris que c’était la volonté de son oncle, qui était aussi mon professeur de classe, et qui lui avait dit n’importe quoi pour qu’il reste loin de moi. Je ne lui ai plus jamais parlé après cela. Quelques jours plus tard, ses vacances étaient terminées et il est allé au camp d’opération. Mais je ne pourrai pas pardonner à son oncle après ça. »
En entendant sa chronique passionnée, je suis intervenu en m’excusant :
– Désolé de vous interrompre ainsi, mais pourquoi n’avez-vous pas essayé de lui parler de votre sentiment réel et de ce qui s’est réellement passé ?
– Vous avez raison, mais je n’ai rien ressenti de tel ce jour-là. Je vous ai déjà expliqué à quel point j’avais envie de le voir et d’entendre ses mots d’amour. Dans ce contexte, la façon dont il m’a ignorée a été un grand choc, et alors comment pourrais-je partager mes sentiments ou toute autre chose ? – a-t-elle répondu.
– Bien sûr, il nous arrive de ne pas nous défendre lorsque cela est nécessaire, même si nous avons des raisons de le faire. Puis, plus tard, nous regrettons que, alors que nous pensons calmement que nous aurions pu faire ceci ou cela, je l’ai réconfortée.
– Ce n’est pas tout”, a-t-elle poursuivi, “C’était seulement quelques jours avant son retour sur le champ de bataille, à ce moment-là, ce que j’ai vu, vous savez, il circulait avec sa cousine sur le même vélo. Pour moi, c’est un acte impardonnable. Comment puis-je accepter que quelqu’un qui m’a tant aimé se comporte de cette façon ? J’avais un match de basket ce jour-là. Un match très important, mais malgré cela, étant perturbé par la scène que j’ai vue, je n’ai pas voulu le jouer. Je crois que la rupture que j’ai aujourd’hui avec lui est survenue, ce jour-là. Visiblement, en venant avec cette fille, il voulait montrer qu’il n’y a plus d’amour entre lui et moi, ai-je pensé.
– En effet, c’est possible. En même temps, il aurait pu avoir d’autres raisons qui l’ont poussé à agir de cette façon. Ou son intention aurait pu être de te faire comprendre quelque chose indirectement, non ?
– Qu’est-ce que tu dis ?
– Parfois, si quelqu’un pense que la mort peut lui arriver à tout moment, comment peut-il, en étant un véritable amoureux, oser vous faire attendre ? En faisant cela, il aurait pensé que vous pourriez vous éloigner de lui, dis-je.
– Pas seulement la guerre, mais aussi la vie, qui n’est pas comparable à celle des cinémas, pour qu’on puisse la faire avancer ou la faire revenir pour la voir et faire des remarques en temps voulu, dit-elle avec un regard acéré.
– Je suis d’accord, la vie n’est pas un film. Pourtant, dans notre vie, nous nous inspirons beaucoup du cinéma. Tout comme le Buddha dit que ce que l’on pense devient ce que l’on est, ce que l’on voit et ce que l’on dit peut aussi nous affecter sans que nous le sachions, non ?
– Vous parlez comme si vous le connaissiez déjà. En fait, je veux vous dire que l’on ne peut rien deviner clairement – surtout, au moment de la guerre.
5.
– Celui qui avait fait tout cela est réapparu un jour par hasard. Ce jour-là, je me rendais en bus de Kilinochchi à Mullaitivu. Soudain, j’ai vu quelqu’un monter dans le bus. C’était lui ! Il était venu pour accomplir certaines tâches pour leur mouvement rebelle tamoul. Il serait monté dans le bus après m’avoir vu dedans. Mais il n’a pas osé me parler. Je l’ai observé de loin sans quitter ma place. Ce que j’ai vu dans ses yeux étaient-ils de l’amour ou de la compassion, je ne saurais le deviner.
Depuis le jour où je l’avais vu avec sa cousine sur la même bicyclette, moi aussi, qui étais très en colère contre lui, je continuais à garder un visage ferme sans le moindre signe de joie. S’il pouvait échanger quelques mots avec moi, que perdrait-il ? Mais malheureusement, il ne s’est rien passé, il est descendu machinalement après quatre ou cinq arrêts de bus. »
– Le dernier incident que tu m’as raconté me paraît être un rêve. Tu es sûre que c’était lui dans le bus ? Vu que tu penses beaucoup à lui, il est très probable que tu te sois trompée de personne. – Je l’ai interrompue.
– Ta déclaration n’a aucun sens. Je le connais bien. D’ailleurs, il a une cicatrice de la balle en arrière du cou, qu’il a eue quand il était jeune enfant, qu’il m’a montrée une fois. Ce jour-là, elle était clairement visible lorsqu’il descendait du bus.”
6.
– Finalement, tout se termina à la bataille de Mullivaikal. Nous Tamouls, comment pouvons-nous oublier le 18 mai 2009, date de la fin de notre guerre civile. Toute ma famille, y compris moi, nous sommes tous restés jusqu’au 17 mai, dans le territoire des LTTE. Je me souviens encore aujourd’hui, le matin du 17 mai, un Pajero est arrivé dans notre secteur en vrombissant. Incroyable, c’était lui !
Quelque part, il s’est renseigné sur moi et a trouvé notre place. Cette fois, je n’étais pas en colère contre lui. Le voir déjà vivant était un miracle. En venant vers moi, il ne m’a dit que deux mots :” Tu restes ici, ne bouge pas ! Tout est fini. Notre mouvement tamoul nous dit de déposer les armes et de prendre les décisions qui nous conviennent. Je reviens à midi. Nous prendrons la direction de l’armée d’État.” Voilà ce qu’il a dit. À ce moment-là, le talkie-walkie dans sa main a commencé à appeler son nom. Le regard qu’il a fixé sur moi pendant quelques secondes, m’a permis de comprendre la profondeur de son amour. Malheureusement, il ne put rester, et partit si vite sans tourner la tête.
Soudain, elle se mit à verser des larmes dans les yeux. Je ne pouvais pas savoir combien de souvenirs de la guerre l’avaient envahie. Mais une chose est sûre, son amour aussi doit avoir sa part. Dire “Ne pleure pas” serait peut-être inapproprié à la situation, alors je me suis permis de prendre sa main dans la mienne et de la caresser pour la rassurer, tout en lui donnant le linge trouvé là pour essuyer ses yeux.
Elle reprit son récit avec un petit soupir :
– C’était le dernier, je ne l’ai pas revu depuis. J’ai attendu cet après-midi pendant des heures. Le lendemain, nous sommes entrés dans le territoire détenu par l’armée d’État. On peut même dire que nous venions d’entrer dans une période qui n’appartenait plus aux rebelles tamouls. Or, lui, qui m’avait assuré en personne de venir me chercher et qui me demandait d’attendre pour que nous puissions aller ensemble dans la zone de l’armée d’Etat, n’est jamais venu. Voilà une chose que je ne comprends toujours pas.
– Quoi ?
– Aucune des trois rares occasions où nous nous sommes rencontrés après qu’il est parti pour joindre le mouvement tamoul, déclarant son amour pour moi avec le sang du sien, ne servit à m’unir à lui. La première fois qu’il est venu en vacances, il a simplement détourné son visage de moi. La deuxième fois, pas même un mot alors qu’il prenait le même bus que moi. La dernière fois, le matin du 17 mai à Mullivaikkal, bien qu’il ait promis de m’accompagner dans la zone contrôlée par l’État, mais il ne m’a jamais demandé d’attendre pour pouvoir me joindre à lui pour toujours.
– Peut-être est-ce parce qu’il me comprenait si bien. S’il avait pris autant de précautions avant de s’adresser à moi, peut-être était-il si préoccupé par ma vie.
– C’est vrai. Sans que tu le saches, lui ou toute autre force aurait pu le faire. Heureusement, ce genre d’hypothèses existe, pour que nous puissions sortir de nos chagrins poignants.
– J’ai été enfermée pendant plusieurs mois dans la prison de Mullivaikal à la fin de la guerre. À ma sortie, il m’est arrivé un jour de rencontrer la mère de mon ami. Pour elle, leur fils est toujours en vie et qu’il fait partie des dizaines de milliers de combattants qui ont été contraints de disparaître. Pour ma part, j’ai le sentiment d’être la dernière personne à l’avoir vu.
– Après avoir passé des mois sur le front, le but de son retour pour vous rencontrer un jour avant la fin de la guerre, c’est-à-dire le 17 mai 2009, devait avoir une raison indéterminée.
– Au fond, il est venu de loin pour se voir, et échanger quelques mots si possibles. Mais jusqu’à présent, la chose la plus incompréhensible est de savoir pourquoi il est venu me voir un jour avant la fin de la guerre.
– Il aurait pu vouloir te voir du moins à la fin. Peut-être que dans son cœur, il cherchait à te voir. La nature vous a donné à tous les deux la chance de vous rencontrer enfin, même si vous ne pouviez pas vivre ensemble. C’est ainsi que nous pouvons nous réconforter dans de telles choses. Sinon, nous n’avons pas d’autre choix que de devenir fous.
– Contrairement à sa mère, je n’ai aucun espoir qu’il soit encore en vie. Quelque chose a dû se passer entre le 17 mai, jour où il m’a rencontré, et le 18 mai, date de la fin de la guerre. ‘
– Tout est possible dans cette guerre.
– Je ne peux pas supporter l’idée que quelque chose puisse lui arriver depuis qu’il m’a rencontré. Il est resté longtemps sur le champ de bataille, il a pu revenir vivant. Si jamais il n’était pas venu me voir l’avant-dernier jour, et s’il avait survécu à ce dernier jour, je vivrais avec lui maintenant. Si nous voulons ainsi rester bloqués dans nos souvenirs, notre vie sera ruinée. De plus, dans une situation de blocage de ce genre, même l’amour de votre ami deviendra insignifiant, il n’a aucune valeur.
– Sans importance ! S’il m’avait dit au moins à l’occasion de notre dernière rencontre d’attendre pour mener une vie main dans la main avec lui, j’aurais pu attendre toujours.
– Mais si tu attendais ainsi, ta vie serait ruinée.
– C’est une raison de plus pourquoi il n’a pas osé me dire d’attendre.
– Certainement, à mon avis, c’était un homme qui te connaissait parfaitement beaucoup plus que tu ne l’imaginais.
7.
– Trois ans après la fin de la guerre de Mullivaikkal, je fis par hasard la connaissance d’un de ses amis. Lui et mon ami se sont retrouvés ensemble sur plusieurs fronts du champ de bataille au dernier moment. Selon ses dires, dont la fiabilité est mince, mon ami gardait une photo de moi dans la tenue de bataille, et en la regardant, il pleurait souvent. Si on y croit, cela témoigne de l’amour qu’il me portait.
– Tout ce que nous avons sur nous sont des vestiges de guerre et rien de plus que des cauchemars. – Il est habile ! Il put tellement m’aimer jusqu’à la fin sans rien dire.
– Le véritable amour se transmet en quelque sorte de l’un à l’autre, tout en restant vivant. Qu’il soit là ou pas, tu te souviendras toujours de lui à travers son amour.
Puis nous avons parlé d’autre chose pendant un moment et nous nous sommes préparés à nous séparer. Elle avait prévu de quitter Colombo pour sa ville natale le jour suivant. Elle a dit qu’elle reviendrait à Colombo quelques semaines plus tard. Entre-temps, je devais prendre un vol pour le Canada.
Lorsque je me suis levée et que j’ai dit : “Merci d’avoir partagé cette histoire avec moi”, elle est venue me serrer dans ses bras et me faire ses adieux. Satisfaite par l’absence d’autres personnes près de nous, elle chuchota à mes oreilles : “Tout le monde dans le mouvement indépendantiste tamoul, quand il est mort, a dit que : “Le désir du LTTE est d’avoir ‘Tamil Eelam’ comme patrie”, mais je suis certaine qu’il serait mort en prononçant mon nom à la fin. Puis une goutte de larmes est tombée chaudement sur mon épaule et a glissé le long de mon dos. Je me suis dit qu’il pouvait survivre malgré la chaleur et le poids intense de cette goutte.
-Traduit du tamoul vers le français – Krishna NAGARATHINAM
“இளங்கோ” <elanko@rogers.com>